Chapitre 12 : Deux ans passent (Amachaime)

Lettre d'Amachaime à Fastred et Ragnarac

Compagnons,

Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, à vous et au Destin qui me permettent aujourd'hui de vous écrire.

Reprenant mes esprits, me reviennent à présent tellement de souvenirs… Il me tarde de vous rejoindre et de les évoquer ensemble.

Ces deux ans furent longs sans vous.
Certes, j'ai rencontré quelques personnes qui valaient le temps que je leur ai accordé, mais je crois que rien ne saurait approcher les liens que nous avons tissés ensemble, quand d'une rencontre fortuite, quelque part au nord du Mont solitaire, nous avons formé cette compagnie qui sauva alors le fils du Roi Bard.
Nos dettes sont effacées là-bas.
J'aurais aimé vous faire parvenir cette information plus tôt ; je sais les tourments que vous avez endurés, épargnant deniers après deniers dans l'espoir, un jour, de racheter votre honneur. Peut-être même as-tu, cher Fastred, renoncé à quelque onéreuse pitance pour amasser cette petite fortune que nous devions à Fren. Je vous expliquerai le pourquoi du comment en temps venu, mais sachez que le principal est là : vous pouvez dormir en paix.

Fastred, pour commencer, tu te souviens que j'avais décidé d'accompagner Ragnarac chez lui, quand il a rapporté Mâcheloup parmi les siens.
Je n'ai pas été déçu du voyage. Cela valait le déplacement, même si tu n'y aurais peut-être pas trouvé ton compte, à l'époque. Deux années auront-elles changé ton exigence culinaire ?
Leur hospitalité, tu l'éprouves en ce moment même, est sidérante. Ces gens, simples et besogneux, savent faire beaucoup avec peu. On est loin des fastes du palais de Thranduil, te souviens-tu de ces cuisines Fastred ? Loin de cette majesté silencieuse et des chants mélodieux… éthérés, lointains, distants, hautains, au final inaccessibles. Car Ragnarac, chez toi on a plaisir à montrer et à voir, à dire et à partager, quelle que soit son origine. Si tu prends ta part de la vie du village, tu deviens toi aussi le village. Jamais les elfes n'auraient cette spontanéité qui honore ton peuple. J'ai découvert le véritable sens du mot « hospitalité » et le fameux marché aux puces.

Tu te rappelles que quand je t'ai quitté, Ragnarac, en profitant d'une troupe de chasseurs partant vers le nord-est, je n'avais pas encore de destination.
Et je ne pensais pas te revoir un jour.
Notre séparation fut formelle et je l'ai longtemps regrettée ensuite.

C'est parce qu'elles sont sous nos yeux que nous sommes aveugles aux choses qui nous sont chères.

Tes amis et moi avons marché et rencontré quelques dangers, mais point de troupe d'Insoumis ou de mercenaires guidés par un illuminé possédé par quelque force obscure ; notre route a fini par croiser la nouvelle ville du Lac. C'est là que j'ai vu à quoi je devais occuper mes jours et mes nuits, sans relâche, jusqu'à réussite de mon projet. Je savais qu'il devait rester quelque chose, qu'un peu d'ingéniosité, de talents athlétiques et de bonne fortune permettraient de mettre à jour.
Je ne me trompais pas.

Pour accomplir ma nouvelle quête, j'avais besoin d'un artisan capable d'innovation.
Me rappelant notre rencontre avec Ulgrin, Galadrin et Rolohim, les compagnons de Beran et Sermadoc, j'ai décidé de me rendre à Erebor.
Là-bas, je me suis signalé aux bons souvenirs de nos trois amis de voyage, qui ne semblaient pas si heureux de me revoir, ni de me devoir quelque chose. C'est ainsi avec les nains, la tête est dure mais la mémoire calcaire. Enfin, ne généralisons pas… car j'ai tout de même reçu procuration d'un joli sourire d'une jeune naine qui se souvenait d'un hobbit de mes amis qui l'avait secourue, perdue qu'elle était au milieu d'une congrégation festoyante.
Je me suis empressé de rassurer les trois marchands, je désirai simplement qu'ils me recommandent un de leur congénères du genre futé et aventureux, lequel ne manqua pas de souscrire à mon projet contre son tiers du butin.
C'est comme cela que je me suis lié à Grünfin.
C'est un nain fantasque, sympathique compagnon de route, mais difficile à suivre dans ses pérégrinations. Il charriait une quantité de petits outils, de matériaux curieux et s'arrêtait parfois en chemin pour observer le travail d'insectes ou encore la façon dont deux rochers tenaient en équilibre l'un sur l'autre. Une âme elfique devait courir derrière cette barbe.

Las… point de fifre à la veillée, point de champignons dans la ventrée… messieurs, le voyage n'est pas toujours aussi frais qu'avec vous, je le crains.

De retour à la ville du Lac, Grünfin a commencé ses recherches, avec la naïveté du Chien qui s'égaye d'un gibier débusqué. J'aurais bien vu Belgo lui tendre l'outil et lui poser des questions en rafale, comme il le faisait souvent.
Grâce à l'aide d'un batelier, vous savez, l'un de ceux qui nous avaient conduits au palais elfe avec ce brave Baldor justement, j'ai été mis en contact avec Foltar, un vieil homme qui avait suivi Bard après la chute du dragon, mais qui était revenu pour la reconstruction d'Esgaroth. Un brave trop idéaliste pour tirer parti de sa loyauté comme Hildred l'avait fait. Vous savez comment sont remerciés ceux qui ont vraiment de généreux idéaux… Il accepta donc son tiers du butin sans rechigner et nous assurerait la logistique de l'expédition.

Nous avons mis quelques jours à planifier notre campagne et les curieuses inventions de Grünfin me firent boire plus que mon content de cette si douce eau du Lac.
C'est une eau qu'on peut boire sans perdre connaissance, Fastred, sache-le, toi qui est toujours à la recherche de nouvelles expériences gustatives.

Et finalement, nous y sommes arrivés.
La plongée ne fut pas, en réalité, le plus dangereux.

Et si je suis si content de vous savoir à quelques lieux mes amis, c'est que j'espère que vous saurez veiller sur moi quand je m'égarerai à nouveau.

L'aura du Dragon est toujours là.
Autour de son ancienne dépouille persistent, tenaces, les relents de sa corruption.
J'ai renoncé plusieurs fois devant les terreurs soudaines qui m'assaillaient, trente pieds sous la surface. Les ombres étaient réellement habitées, j'en suis encore persuadé, mais leur caractère intangible et fuyant au coin de chaque regard me confinait à l'impuissance.
Chaque plongée était plus impossible que la précédente.
Je me noyai dans le regard de mes deux associés. La pitié que j'ai pu y lire me faisait honte.
Quelque chose me poussait à replonger. Je sais aujourd'hui que c'est chose malsaine et que mes motifs étaient souillés par un mal intraitable.

Maintenant que j'ai pu écarter les cauchemars de ces jours sombres et angoissants, j'ai compris que plutôt que d'effacer une dette, je l'avais troquée contre mon innocence.

Au cœur de Mirkwood, nous avions frôlé l'Ombre.
Il reste encore de la terreur et du désespoir à vaincre en d'autre lieux de la Sauvagerie.

Malgré tout, la pêche a été bonne, au delà de mes espérances.

J'ai pu régler l'usurier du Roi, conserver ce qui me permettait de voyager et remettre le reste à l'hospice de Dale.
J'ai aussi permis à Sermadoc de faire quelques aménagements, comme l'achat d'une enseigne rutilante.
J'ai passé de longues semaines d'été à Dale, dans une sorte de brume poisse malgré le soleil de cette ville en joie.
J'ai raconté nos aventures, le soir à la veillée, à contre cœur : Je les ai faites lourdes et menaçantes, racontant avec maladresse les dangers des Terres Sauvages.
Quelque chose s'est un jour allumé au fond de moi, en me remémorant cette soirée chez Béorn, où un petit homme avait fasciné l'assemblée du géant, puis le lendemain, en repensant aux pipistrelles barbues et aux apparitions de hobbit toujours inattendues, jamais futiles.
Chaque récit me ramenait à vous, avec ces toutes petites choses qui nous ont liés à jamais.
Et puis, un soir, j'ai arrêté de conter.
Le prochain récit de nos aventures au Chauve-Sourit sera tellement grandiose que la ville de Dale s'arrêtera de battre le fer pour t'écouter, Fastred. Ma parole est engagée. Je te prierai de ne pas oublier de faire ce détour. En attendant, sachez que Dale aura entendu parler du sacrifice d'Odéric et de la défense du Vieux Gué. Sonnecor et Fléau des Trolls sont à présent des légendes par-delà la Forêt.
J'ai croisé Deldred, de retour à Dale dans la garde du Roi. Il m'a informé que tout allait pour le mieux dans la ferme de Garnaeth et que son frère s'y était trouvée une compagne pour gérer les affaires. Nul doute qu'il saurait tenir la place aussi bien que son père.
Notre aubergiste préféré m'a aussi glissé que Fénuriel était passée le voir, une fois sa peine terminée, et qu'elle aussi a souri ici.
Je me réjouis que cette jeune femme puisse aller son chemin, libérée de ses démons, mais un peu inquiet de ce qu'elle aurait pu faire, je me suis mis en chasse de ces fameux esclavagistes. J'ai recueilli quelques pistes, mais rien ne permettant de compromettre qui que ce soit.

Avant de pouvoir creuser l'affaire ou de profiter de ces excellentes saucisses qu'on trouve à Dale, j'ai recommencé à faire de curieux rêves… l'appel de la mer. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre ce que nous ressentons quand nous sommes pris. C'est notre mort éveillée. Nous nous détachons du monde au moment où nos sentiments s'en trouvent si forts qu'ils bousculent notre réserve naturelle. Ça déborde, ça explose. Je sais que je suis jeune, pourtant l'appel est très fort chez moi.

La marque du dragon m'a poussé sur le chemin de l'Océan.

Je suppose que je suis parti vers l'ouest, au crépuscule. J'ai dû errer mi-elfe, mi-fantôme, chantonnant doucement sous les étoiles jusqu'à l'Anduin.
Je ne me souviens pas m'y être immergé et pourtant c'est en percutant un rocher que j'ai refait surface. Plutôt, c'est le Prince de l'Anduin qui a été réveillé, ballotté par le courant.
J'ai nagé jusqu'à redevenir le maître.
Puis je suis resté sur la grève à regarder le ciel. Eärendil tombait à l'horizon alors qu' Alcarinquë semblait me braquer avec autorité.
J'apercevais le Vieux Gué au sud. La boucle était bouclée. Le message était net.

C'est sans surprise que j'ai appris ton passage, quelques jours plus tôt, Fastred.

Attendez-moi quelques temps à Fort-Bois, j'ai besoin de me remettre avant de reprendre la route. Préparez-moi un tas de bois à fendre et une chopine.

J'apporte les saucisses.

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